Pour le plaisir de terminer le mois d'Octobre,

en pensant à autre chose qu'aux premiers frimats,

voilà un aperçu des fonds marins de Tahiti,

en l'un de ses lagoons légendaires...

Retenons notre respiration et, plongeons !

Déjà mise en ligne le 08.08.09 sur l'ex-Utopia

C'était comme une voix venue du fin fond de l'infini de son sommeil, des abîmes vertigineux d'où son esprit émergeait... Ouvrir les yeux lui parût la chose la plus naturelle pour finir de se hisser hors du néant de la nuit passée... Un rayon de soleil, sur son oeil gauche encore mi-clos, semblait donner la direction à suivre...

Paul tendit l'oreille, dans un effort prodigieux, s'extirpant de son douillet traversin, tout chaud encore de la tièdeur de son corps. Il s'assit tout contre le montant de son lit et entendit à nouveau la voix. Cela ne venait pas de ses rêves. Il y avait quelqu'un, dans le jardin, qui appelait... Qui ? Un rapide coup d'oeil à la vieille pendule lui apprit qu'il était à peine huit heures du matin... Qui pouvait bien lui rendre visite à cette heure-là ? Et dans un endroit pareil ! Paul avait élu domicile dans cette bicoque, très à l'écart du village, où on ne l'aimait pas beaucoup. Que lui reprochait-on, en fait ? Sa laideur ? Son ignorance peut-être... Il était las de courir sous les pierres et les injures que lui décochaient les sales gosses, les imprécations des sales vieilles et les crachats des sales vieux...

Pourtant, il y était né, au village, un jour, comme tout le monde, dans la joie de tous.. Il avait même été baptisé, oui ! La mort de ses pauvres parents peut-être ? Qui donc avait décidé "qu'on ne voulait plus de ce diable au village" ?

Paul les méprisait tous ! Il ne comprenait pas tout, mais il en savait assez pour reconnaître les bons et les méchants... Au village, ils sont tous méchants. Paul n'en a cure ! Il a un vocabulaire succinct, mais il connaît le sens des mots. Il est heureux là, tout seul avec ses bêtes et son petit bout de jardin, qu'il cultive avec amour. La seule chose dont il a conscience, c'est qu'il boit beaucoup trop ! Il le sait, mais à quoi bon, se dit-il, changer quelque chose à cela ? Il est heureux comme cela, et ne peut nuire à personne... Mais ce matin, cette voix dehors... ?

Paul se lève, enfile un vieux tablier gris, une relique de son épicier de père, de méchante étoffe, à l'odeur repoussante, et se saisit du tisonnier qui dort près de lui, sur une chaise. A pas feutrés, il se dirige vers la porte de l'unique pièce qui compose sa demeure... Il pousse doucement le battant qui, dans un grincement plaintif, se rabat contre le mur extérieur ...

Paul se replie prestement à l'intérieur, aux aguets... C'est une petite voix, une fillette ou un garçonnet sans doute.  Sa peur vaincue, Paul sort de l'ombre et avançe dans la direction d'où viennent les appels. A pas lents, avec les précautions d'un chat, il parvient jusqu'à ...la jeune fille, que Paul reconnaît immédiatement ! Elle ne bouge pas, haletante et maculée de terre et de sang. Paul s'avance vers elle, jetant dans l' herbe son tisonnier, et s'agenouille.

"Rose, Rose, qu' y a-t-il ? Tu es tombée ?" s'enquiert-il maladroitement.

- Paul, oh ! Paul, j'ai mal ! Aide-moi, vite, va chercher de l'aide au village. Je crois que j'ai la jambe fracturée et je perds beaucoup de sang. Fais vite, je t'en prie ... "

Paul ne répondit pas ! Il réfléchissait... La vue du sang ne le troublait pas... Son esprit frustre le mettait à l'abri de ces émotions particulières aux gens "normaux"... Lui raisonnait plus simplement, et ses motivations ou stimulations étaient comme tout son être, primaires et fugaces.

Pourtant, là, il se trouvait pour la première fois devant un problème à résoudre dont il n'avait jamais pensé qu'il pût se poser. La souffrance ? Il savait ce que c'était... Il en était l'enfant, son corps meurtri la lui rappelait souvent. Rose était une gosse du village, du même âge que lui, ou presque. Il se souvenait d'elle, qui venait à l'épicerie de ses parents, son panier au bras. Il avait souvent pris de ses mains la petite liste de commissions dont elle était chargée. Il frémissait toujours au contact de ses doigts blancs et doux comme le visage de la petite fille d'alors... Il avait rêvé, souvent, de pouvoir jouer avec elle, ou avec les autres enfants du village Rêves sans espoir ! On ne voulait pas du vilain gnome Rancoeur... Désespérance .. Le pauvre Paul passait par une multitude de sentiments diffus et mêlés. Rose s'était évanouie. La tête mollement couchée sur son épaule, elle avait sombré dans une inconscience bienfaisante, au regard de l'atroce douleur de sa fracture, ouverte au niveau du fémur, la fémorale sectionnée. Paul souleva le corps inerte dans ses bras noueux et entreprit de remonter vers sa bâtisse. La jambe de la jeune fille pendait comme celle d'un pantin disloqué, pendante et retenue par le seul tendon qui l'unissait encore au corps de la petite fille, maculant d'écarlate la blouse verte et sale de Paul.

Le village était dans une effervescence peu courante, cet après-midi là... Tous étaient réunis devant la petite Mairie, discutant à voix basse, mais, surtout, atterrés par la nouvelle de la mort de Rose. On avait retrouvé son corps mutilé dans la roue du vieux moulin à eau, sur la rivière, à la sortie du village. D'après ce qu'en avaient dit les Gendarmes, en grande discussion avec le Conseil Municipal, elle aurait fait une chute de bicyclette et se serait fracassée la jambe sur les aubes de la grande roue. L'affaire n'irait sans doute pas plus loin... Le seul problème était la disparition du membre de la pauvre petite... Il allait falloir draguer le lit de la rivière pour le retrouver. Il ne fallait pas inhumer Rose sans sa jambe ...

Il y eut un mouvement de foule lorsque Paul arriva... Que venait faire ici ce hideux ? On eût même quelques rires malveillants à son endroit... Venait-il se repaître de la douleur des parents ? Paul resta là un moment, les bras ballants, l'air absent... Puis, comme satisfait de ce qu'il avait vu, il reprit le chemin de sa masure, sous les invectives et les crachats des villageois...

Paul arriva devant l'entrée de son petit jardin... Un regard furtif alentour sembla le rassurer sur la présence ou non de quelque curieux... Il partit d'un rire énorme, pas de joie, mais plutôt d'orgueil, un cri de victoire, un besoin atavique de clamer sa satisfaction à la face du monde, à celle du Créateur, peut-être aussi, Lui qui lui avait joué un si "sale tour" ! 

Il se précipita dans le petit appentis qui lui servait de serre... S'agenouillant devant un tas de branchage qu'il écarta prudemment, il se mit à parler, seul, comme à soi -même :

"On les a bien eus !... On les a eus ! Mais que pouvais-je faire d'autre ? Je ne l' ai pas tuée ! Non ! Elle est morte toute seule ! Elle avait trop perdu de sang ! Mais je leur montrerai que je ne suis pas aussi bête qu'ils le pensent... Si la saison est bonne, le leur renverrai bientôt Rose, comme avant... "

Il se releva, et partit remplir d'eau un vieil arrosoir qu'il déversa ensuite dans une grande jarre de terre d'où émergeait un objet long et blanc, terminé par une excroissance en forme de pied, tout petit, tout frêle... Une bouture...

Juste pour quelques belles images aujourd'hui... 

 "Acceptez les ans, la spirale des saisons,

 le vertige des plantes qui se désespèrent,

reprennent espoir et vont au feu"

Alain Borne

Oui, c'est tout cela à la fois, Tahiti !